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Images documentaires

revue n°73/74
APRES LE SILENCE ce qui n’est pas dit n’existe pas ?
Article de Serge Meurant, le 18 juin 2012
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Le canal-prison.
« Ils creusaient et n’entendaient plus rien. Ils ne devinrent pas sages, n’inventèrent pas de chanson, n’imaginèrent aucune sorte de langue. Ils creusaient. » Ces vers de Paul Celan pourraient figurer en exergue du film de Vanina Vignal. Il nous introduit au silence que la cinéaste nous donne à entendre : celui de trois générations privées de parole, incapables de mettre des mots sur la catastrophe qui bouleversa leur existence. Le poème fait référence à ce « canal-prison » où beaucoup de Roumains, considérés comme des « ennemis du peuple », furent déportés dans les années 50, pour des délits politiques ou sur simple dénonciation d’« origines sociales impures ».
Ce fut le cas de Stéfan, le grand-père de Ioana. Arrêté et déporté sans jugement en 1951, il n’avait plus que la peau sur les os à son retour du camp, un an plus tard. Il conservait le souvenir épouvanté des scènes auxquelles il avait assisté où des intellectuels mouraient comme des mouches. Il avait à l’époque trente et un an. Il n’a jamais su les raisons de sa condamnation. Mais il s’était bien rendu compte que ces travaux forcés avaient pour véritable but d’exterminer ceux qui y étaient soumis.
Pendant cette année d’absence, et sans nouvelle de lui, sa femme demeura seule avec ses trois enfants et privée de travail, parce que son mari était un prisonnier politique. Pire, on la contraignit, pour survivre, à dénoncer en public ses parents, des paysans propriétaires terriens.
Ce furent des années terribles, des années de peur et d’humiliation. Il en résulta, comme le montre le documentaire de Vanina Vignal, une crise du moi, empêchant l’individu de penser ou de ressentir hors du cadre imposé par le discours officiel du régime communiste roumain. Ce qui provoqua un phénomène d’amnésie et de dépersonnalisation qui contamina toute la famille.
L’histoire d’un singulier silence et d’une amitié.
Ce qui rend ce documentaire remarquable, c’est le temps qu’il a fallu à Vanina Vignal pour oser l’entreprendre. Le projet a pris naissance dès sa rencontre à Bucarest, en 1991, avec Ioana, une jeune comédienne avec laquelle la cinéaste allait se lier d’amitié. Elle fut douloureusement impressionnée par le silence de son amie sur ses années d’enfance et d’adolescence pendant le communisme. Elle décida d’attendre que se libère sa parole, tout en recueillant, dans l’intimité des rencontres, les paroles morcelées de ces trois générations qui jusqu’alors n’avaient pas été partagées.
Elle parvint par un travail de recherche patient et persévérant à remonter aux sources de ce silence familial. Le grand père, aujourd’hui décédé, évita toujours de parler de son séjour au bagne. Le récit qu’il confia à ses proches était « sec et bref », raconte sa petite fille. Son mutisme s’expliquait sans doute par la nécessité où il se trouvait de survivre et de se reconstruire une vie sociale. Son séjour au canal-prison devait être oublié, effacé.
Le silence engendre de curieux récits, contradictoires, qui fonctionnent  par énigmes comme les mythes, conservent le secret parce que la vérité ne peut être dite autrement. Les vers de Paul Celan sont une autre façon d’exprimer cela, par l’invention, grâce à la poésie, d’une langue qui soit audible et puisse être partagée.
L’histoire de l’arrestation de Stéfan qui donne du grand père une image héroïque en témoigne : ce mythe familial était indispensable pour libérer les siens de l’injustice et de l’humiliation.
Peut-être « ce qui n’est pas dit » est-il voué à disparaître de la conscience et à ne laisser qu’une cicatrice muette, si la frustration demeure d’une souffrance indicible. C’est ce que l’on peut comprendre à travers les paroles de Ioana : « J’ai, dit-elle, probablement trouvé un système pour survivre et aller de l’avant, pour tenir psychiquement. C’est tout ce que j’ai pu faire, un compromis qui me permette de me débrouiller avec mon histoire personnelle. J’ai sans doute développé un système de protection très puissant et je me tiens le plus loin possible de la réalité. »
Faire émerger une parole libératrice.
Pourquoi Vanina Vignal décida-t-elle, après tant d’années, de rompre un tel silence par la mise à l’épreuve et la confrontation de son amie avec son passé. Cette question se pose tout autant en termes existentiels que cinématographiques. Il s’agit, pour la cinéaste, d’une tentative de prendre sur elle l’héritage et le fardeau familial des vérités et des mensonges, de la peur collective qui transformèrent ces êtres en « âmes mortes ».
L’engagement de Vanina Vignal est total et la tâche semble souvent démesurée, cruelle parfois. Le face à face avec Ioana est le principal dispositif cinématographique mis en place par la cinéaste. C’est un combat opiniâtre où les notions de « démocratie, de révolution, de liberté », se trouvent revisitées. Elle entraîne son amie à sonder ses souvenirs, et, par une sorte de mot à mot, à évoquer son enfance de pionnière, son éducation communiste, à constater que ses parents ne lui parlèrent jamais de politique, de peur de la mettre en danger et par nécessité de se protéger eux-mêmes. Son récit est bouleversant : bref, tendu, douloureusement impersonnel, empreint de résignation. La cinéaste se livre à un travail d’écoute attentive, exigeante bien qu’amicale, mais aussi à une remise en contexte, à un questionnement répété sur l’incidence de l’histoire collective sur l’histoire personnelle. Comment survivre alors que les mots manquent, que la mémoire défaille, que l’avenir lui-même ne dissipe pas le mensonge ?
En ranimant ainsi les braises du passé, la cinéaste ne met-elle pas en danger le fragile équilibre de son amie, malgré toutes les précautions qu’elle prend ? Sa volonté de briser le temps scellé du secret familial, par amitié et devoir de mémoire, lui permet-elle d’adopter toujours la bonne distance, entre intimité et réserve ?
C’est le risque  qu’assume Vanina Vignal. Mais sa démarche n’est pas sans poser un certain nombre de questions qui nous interpellent et nous troublent. Toute tentative d’accoucher d’une parole prisonnière n’est-elle  finalement pas vouée à l’échec lorsqu’elle ne rencontre pas  le désir profond du témoin de s’en libérer ? Et la confrontation, même consentie, avec celui-ci n’est-elle pas vécue comme une autre forme de violence ?
APRES LE SILENCE est un film tourmenté, courageux et engagé, qui témoigne aujourd’hui des séquelles de la décomposition de l’âme.