Comment vivre libre, après.
Il ne suffit pas de tuer le dictateur pour tuer la dictature.
« Le totalitarisme est un système fondé sur l’obéissance aveugle, la terreur et la violence. Qui vit trop longtemps sous ce système devient partie de ce système, bien malgré lui. La terreur est souterraine, elle devient partie intégrante de sa vie, une habitude banale.
La victime non reconnue a deux options : refuser la réalité et se comporter en victime de cette grande histoire (même de manière inconsciente), et ce faisant, entretenir le lien avec cette injustice historique, et ne pas sortir de ce piège, ou, tenter de comprendre l’enchaînement des événements qui ont fait que ce qui s’est passé a eu lieu. Puis pardonner afin de défaire le lien qui nous relie à cette injustice historique et aux bourreaux. »
Radu Clit, docteur en psychologie, Université Paris 5. “Cadre Totalitaire et fonctionnement narcissique – effets psychologiques collectifs et individuels du pouvoir d’état communiste est-européen”.
Je suis d’accord avec Radu Clit. C’est, selon moi, valable pour les dictatures de type étatiques, comme pour les dictatures domestiques. Les bourreaux sont multiples mais le travail à accomplir pour défaire les liens qui nous unissent à ces bourreaux, reste le même. Ce travail dépend de nous, il commence par nous.
J’ai fait la connaissance de Ioana en 1991, à Bucarest, un an après le coup d’état que les médias ont appelé « Révolution ». Lorsque nous nous sommes rencontrées, nous parlions de tout sauf de la dictature dont son pays sortait à peine, comme si le silence pouvait effacer ce qui était encore trop à vif.
Après mes années d’études à Bucarest, je suis retournée régulièrement voir Ioana et sa famille avec qui j’avais tissé des liens familiaux. Je comprends « de l’intérieur » les problématiques de son pays. Désormais, je les ressens.
Cela m’a permis de travailler autour de l’abus, du silence et de la peur, autour de la bulle que Ioana s’est construite, cette bulle illusoire qui la préserverait de la réalité environnante et qui l’aurait protégée de l’abus étatique communiste. Aujourd’hui encore, car les anciens réflexes intrusifs perdurent en Roumanie, et Ioana, impuissante, déprimée, s’est repliée sur sa cellule familiale. Elle refuse la réalité dans laquelle elle vit – bien malgré elle, elle entretient le lien avec l’injustice historique – sa bulle protectrice est devenue une prison.
Ioana n’a jamais pris le temps d’analyser ce qui la tourmente. Cette parole n’émerge aujourd’hui que parce qu’elle s’inscrit dans un geste cinématographique qui la porte, et la transcende.
Le montage accompagne cette dynamique, et fait en sorte que des personnes qui n’ont jamais parlé entre elles de leurs traumatismes, se « répondent » – enfin. Ce faisant, il met en exergue ce silence et ce non-dit qui les séparent encore, et qui ont été transmis, génération après génération. Ils enveloppent déjà sa fille Téona. Elle a compris sans qu’on ne le lui explique qu’il ne fallait pas poser certaines questions à ses ainées, de la même manière que sa mère l’a, un jour, intégré.
Mon film raconte, à travers l’histoire de Ioana, une femme en l’occurrence roumaine, comment la dictature devient un système de vie. Et cela, ce n’est pas l’apanage des pays ex-communistes.
Vanina Vignal, mars 2012